VIII
LA PORTE DES ÂMES
On aurait dit un tribunal, et Diego Alatriste ne douta pas qu’il s’agissait bien de cela. L’un des hommes masqués était absent, celui qui avait exigé qu’on ne fasse couler qu’un peu de sang. Mais l’autre, celui à la tête ronde et aux cheveux clairsemés, était bien là avec le même masque, assis derrière une longue table sur laquelle étaient posés un candélabre et une écritoire avec des plumes, du papier et un encrier. Son aspect et son attitude hostiles auraient paru des plus inquiétants, n’eût été la présence à côté de lui d’un personnage encore plus menaçant, le visage découvert, les mains sortant comme des serpents osseux des manches de son habit : le père Emilio Bocanegra.
Il n’y avait pas d’autres chaises, si bien que le capitaine Alatriste resta debout tandis qu’on l’interrogeait. Car il s’agissait bien d’un interrogatoire en règle, tâche dans laquelle le père dominicain se trouvait parfaitement à son aise. À l’évidence, il était furieux, bien plus que ne l’aurait jamais autorisé la charité chrétienne. La lumière tremblante du candélabre accentuait les ombres de ses joues creuses, mal rasées, et ses yeux brillaient de haine quand ils se posaient sur Alatriste. Tout en lui, depuis la façon dont il posait ses questions jusqu’au moindre de ses mouvements, respirait la menace. Le capitaine regarda autour de lui, curieux de voir où se trouvait le chevalet de torture qui ne pouvait manquer de l’attendre. Il avait été surpris que Saldana s’en aille avec ses sbires et qu’il n’y eût apparemment pas de gardes dans la maison. Ils semblaient être seuls, l’homme masqué, le dominicain et lui. Quelque chose détonnait, comme une fausse note.
Les questions de l’inquisiteur et de son compagnon, qui se penchait de temps en temps au-dessus de la table pour tremper sa plume dans l’encrier, durèrent une demi-heure. À la longue, le capitaine parvint à se faire une idée plus claire du lieu et des circonstances qui l’y avaient amené, pourquoi il s’y trouvait toujours vivant et capable de remuer la langue pour articuler des sons, au lieu d’être sur un tas d’immondices, la gorge tranchée, comme un chien. Ce que voulaient savoir ses interrogateurs, c’était ce qu’il avait dit et à qui. On l’interrogea longuement sur le rôle qu’avait joué Guadalmedina la nuit du guet-apens, sur la façon dont le comte s’était trouvé mêlé à l’affaire et ce qu’il en savait. Les inquisiteurs étaient tout particulièrement préoccupés de découvrir si quelqu’un d’autre était au courant des détails de cette histoire, si mal menée par Diego Alatriste. De son côté, le capitaine ne baissa pas la garde, ne reconnut rien ni personne et affirma que l’intervention de Guadalmedina n’avait été que le fruit du plus pur des hasards, même si ses interlocuteurs paraissaient convaincus du contraire. Sans doute, se dit le capitaine, avaient-ils quelqu’un à l’Alcázar qui les avait informés des allées et venues du comte à l’aube et dans la matinée qui avait suivi l’escarmouche. Quoi qu’il en soit, il soutint sans broncher que personne, pas même Álvaro de la Marca, n’était au courant de sa rencontre avec les deux hommes masqués et le dominicain. Ses réponses consistèrent pour l’essentiel en monosyllabes et hochements de tête. Il avait très chaud dans son gilet de buffle, ou peut-être n’était-ce que l’effet de l’appréhension quand il regardait autour de lui, soupçonneux, se demandant d’où allaient sortir les bourreaux sans doute cachés quelque part, prêts à foncer sur lui et à le conduire les mains liées dans l’antichambre de l’enfer. Il y eut ensuite une pause durant laquelle l’homme masqué écrivit lentement et avec application. Le dominicain garda fixé sur Alatriste ce regard hypnotique et fébrile qui aurait fait dresser sur la tête les cheveux du plus aguerri. Pendant ce temps, le capitaine se demandait si personne n’allait l’interroger sur la raison pour laquelle il avait fait dévier l’épée de l’Italien. Apparemment, ses états d’âme ne les intéressaient nullement. Comme s’il avait pu lire dans ses pensées, le père Emilio Bocanegra fit alors glisser une main sur la table, puis la laissa immobile, posée sur le bois noirci, son index livide pointé vers le capitaine.
— Qu’est-ce qui peut pousser un homme à déserter le parti de Dieu pour passer dans les rangs impies des hérétiques ?
Il fallait avoir du culot, pensa Diego Alatriste, pour appeler parti de Dieu la bande qu’il formait avec le secrétaire masqué et le sinistre spadassin italien. En d’autres circonstances, il aurait éclaté de rire, mais le moment eût été mal choisi. Il se contenta donc de soutenir sans ciller le regard du dominicain et celui de l’autre qui avait cessé d’écrire et l’observait avec fort peu de sympathie derrière son masque.
— Je n’en sais rien, dit le capitaine. Peut-être parce que l’un des deux hommes, sur le point de mourir, m’a demandé grâce non pas pour lui, mais pour son compagnon.
L’inquisiteur et l’homme masqué échangèrent un bref regard incrédule.
— Dieu du Ciel, murmura le dominicain.
Il le toisait, les yeux brûlant de fanatisme et de mépris. Je suis mort, pensa le capitaine en regardant ces pupilles noires, impitoyables. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il dise, ce regard implacable le condamnait aussi sûrement que le flegme apparent avec lequel l’homme masqué s’était remis à écrire. La vie de Diego Alatriste y Tenorio, ancien soldat des Tercios de Flandre, sicaire dans le Madrid du roi Philippe II, valait ce que ces deux hommes voulaient encore savoir, ni plus ni moins. C’est-à-dire bien peu, comme il pouvait s’en assurer au tour que prenait la conversation.
— Votre compagnon de cette nuit-là – l’homme masqué parlait sans cesser d’écrire, et le ton égal de sa voix n’annonçait rien de bon – n’a pas eu tant de scrupules.
— J’en conviens, répondit le capitaine. Je dirais même qu’il semblait prendre plaisir à son travail.
L’homme masqué laissa un moment sa plume suspendue en l’air pour lui lancer un bref regard ironique.
— Quel méchant homme. Et vous ?
— Je n’ai pas de plaisir à tuer. Pour moi, ôter la vie n’est pas une passion, mais un métier.
— Je vois – l’autre plongea sa plume dans l’encrier, reprenant sa tâche. Et maintenant vous allez nous dire que vous êtes pétri de charité chrétienne…
— Vous faites erreur, monsieur, répondit tranquillement le capitaine. On me connaît mieux pour mes coups d’épée que pour mes bons sentiments.
— C’est ce qu’on nous avait dit de vous, malheureusement.
— Et c’est la vérité. Mais bien que le sort m’ait rabaissé à cette condition, j’ai été soldat toute ma vie et il est certaines choses que je ne puis éviter.
Le dominicain, qui était resté silencieux comme un sphinx, sursauta puis se pencha au-dessus de la table, comme s’il allait foudroyer Alatriste sur-le-champ.
— Éviter ?… Les soldats sont de la racaille, lança-t-il avec une infinie répugnance… La piétaille blasphème, saccage, s’adonne à la luxure. De quels sentiments infernaux parlez-vous ?… Pour vous, une vie ne vaut pas un liard.
Le capitaine ne répondit pas tout de suite et se contenta de hausser les épaules quand l’autre eut fini.
— Sans doute avez-vous raison, dit-il. Mais certaines choses sont difficiles à expliquer. J’allais tuer cet Anglais. Et je l’aurais fait s’il s’était défendu ou s’il avait demandé pitié pour lui-même… Mais il a demandé grâce pour l’autre…
L’homme masqué à la tête ronde cessa encore d’écrire.
— Vous ont-ils alors révélé leur identité ?
— Non, mais ils auraient pu le faire pour avoir la vie sauve. Voyez-vous, j’ai été soldat pendant près de trente ans. J’ai tué et j’ai fait des choses pour lesquelles j’ai damné mon âme… Mais je sais apprécier le geste d’un homme courageux. Et ces deux hommes l’étaient, hérétiques ou pas.
— Vous donnez donc tant d’importance au courage ?
— C’est parfois la seule chose qu’il nous reste, répondit simplement le capitaine. Surtout à notre époque, quand tout est objet de négoce, jusqu’aux drapeaux et au nom de Dieu.
Un silence accueillit ces dernières paroles. L’homme masqué se contenta de le regarder fixement.
— Mais maintenant, vous savez qui sont ces deux Anglais.
Alatriste garda le silence, puis finit par laisser échapper un petit soupir.
— Me croiriez-vous si je le niais ? Depuis hier, tout Madrid le sait – il regarda longuement le dominicain, puis l’homme masqué. Et je suis heureux de ne pas avoir chargé ma conscience avec cette affaire.
L’homme masqué fit un geste brusque, comme s’il voulait se débarrasser de ce dont Diego Alatriste n’avait pas voulu se charger.
— Vous nous ennuyez avec votre conscience, capitaine.
C’était la première fois qu’il l’appelait ainsi. La voix était ironique et Alatriste fronça les sourcils. Il n’aimait guère qu’on se moquât de lui.
— Peu m’importe si elle vous ennuie ou pas, répondit-il. Je n’aime tout simplement pas assassiner des princes sans savoir qu’ils le sont – il tordait sa moustache, irrité. Ni qu’on me trompe et qu’on se joue de moi quand j’ai le dos tourné.
— N’êtes-vous pas curieux, intervint le père Emilio Bocanegra qui écoutait attentivement, de savoir ce qui a pu pousser des hommes justes à vouloir ces morts ?… À vouloir empêcher que ces scélérats ne surprennent la bonne foi de Sa Majesté en emmenant en otage une infante d’Espagne dans leur pays d’hérétiques ?…
Alatriste secoua lentement la tête.
— Je ne suis pas curieux. Vous aurez constaté que je ne cherche même pas à savoir qui est ce gentilhomme qui se cache derrière son masque… – il les regardait avec une sérénité moqueuse, insolente. Pas plus que cet autre qui, l’autre soir, avant de s’en aller, donnait l’ordre de ne faire qu’une égratignure à messires John et Thomas Smith, de prendre leurs lettres et leurs documents, et de leur laisser la vie sauve.
Le dominicain et l’homme masqué se turent. Ils semblaient réfléchir. Ce fut finalement l’homme masqué qui parla le premier, en regardant ses ongles tachés d’encre.
— Vous soupçonnez peut-être l’identité de cette autre personne ?
— Je ne soupçonne rien, pardieu. Je me suis trouvé mêlé dans une affaire qui me dépasse, et je le regrette bien. Et maintenant, je n’aspire plus qu’à une chose : ne pas y laisser ma tête.
— Trop tard, dit le religieux d’une voix si basse que le capitaine crut entendre le sifflement d’un serpent.
— Revenons à nos deux Anglais, reprit l’homme masqué. Vous vous souviendrez qu’après le départ de notre compagnon, vous avez reçu du révérend père Emilio et de moi des instructions différentes…
— Je m’en souviens. Mais je me souviens aussi que vous-mêmes sembliez témoigner d’une déférence particulière à l’endroit de cette autre personne et que vous n’avez pas discuté ses ordres avant qu’elle ne s’en aille et que n’apparaisse derrière la tapisserie Sa… – Alatriste regarda en coin l’inquisiteur qui resta impassible comme s’il ne s’agissait pas de lui — …Sa Révérence. Ce fait a pu également influer sur ma décision de laisser la vie sauve aux deux Anglais.
— Vous aviez reçu une jolie somme d’argent pour ne pas le faire.
— C’est exact, dit le capitaine en portant la main à son ceinturon. Et je l’ai encore ici.
Les pièces d’or roulèrent sur la table, brillantes à la lumière du candélabre. Le père Emilio Bocanegra ne les regarda même pas, comme si elles étaient maudites. Mais l’homme masqué tendit la main et les compta une par une en en faisant deux petits tas à côté de l’encrier.
— Il manque quatre doublons, dit-il.
— Oui. Pour ma peine. Et pour m’avoir pris pour un imbécile.
Le dominicain, jusque-là immobile, eut un geste de colère.
— Vous êtes un traître et un irresponsable, dit-il d’une voix vibrante de haine. Avec vos malheureux scrupules, vous avez encouragé les ennemis de Dieu et de l’Espagne. Et vous vous en repentirez, je vous le promets, dans les pires tourments de l’enfer. Mais auparavant, vous le paierez ici, sur terre, dans votre chair mortelle – le mot mortelle prenait une allure sinistre sur ses lèvres froides et fines. Vous en avez trop vu, vous en avez trop entendu et vous en avez trop fait, ou plutôt pas assez. Votre vie, capitaine Alatriste, ne vaut plus rien. Vous êtes un cadavre qui, par quelque étrange hasard, se tient encore debout.
Comme s’il n’entendait pas ces épouvantables menaces, l’homme masqué sécha l’encre sur le papier avec de la poudre. Ensuite, il plia la feuille et la glissa sous ses vêtements. Alatriste crut entrevoir une pointe rouge de la croix de l’ordre de Calatrava sous la robe noire. Il remarqua aussi que l’homme empochait les pièces d’or, sans paraître se souvenir qu’une partie d’entre elles étaient sorties de la bourse du dominicain.
— Vous pouvez vous retirer, dit-il à Alatriste après l’avoir regardé comme s’il venait de se souvenir de sa présence.
Le capitaine le regarda, surpris.
— Libre ?
— Façon de parler, répliqua le père Emilio Bocanegra avec un sourire qui valait bien une excommunication. Vous portez au cou le poids de votre trahison et de nos malédictions.
— Il ne me pèse pas trop.
Alatriste continuait à les regarder, méfiant.
— Je peux vraiment m’en aller ?
— C’est ce que nous venons de vous dire. La colère de Dieu saura vous retrouver.
— Cette nuit, ce n’est pas la colère de Dieu qui m’inquiète. Mais vous…
L’homme masqué et le dominicain s’étaient levés.
— Nous en avons terminé avec vous, dit le premier.
Alatriste scrutait ses interlocuteurs, éclairés d’en bas par le candélabre qui jetait sur eux des lueurs inquiétantes.
— Je ne vous crois pas, conclut-il. Pas après m’avoir emmené ici.
— Ce n’est plus notre affaire, répliqua sèchement l’homme masqué.
Les deux hommes sortirent en emportant le candélabre. Diego Alatriste eut le temps de voir le regard terrible que le dominicain lui lança du seuil de la porte avant d’enfoncer ses mains dans ses manches et de disparaître comme une ombre avec son compagnon. Instinctivement, le capitaine porta la main à sa ceinture, là où se trouvait d’ordinaire le pommeau de son épée.
— Morbleu, mais où donc est le piège ? se demanda-t-il.
Et il se mit à arpenter la pièce à grands pas, sans trouver de réponse. Puis il se souvint du couteau de boucher qu’il avait glissé dans une de ses bottes. Il se baissa et l’empoigna fermement, attendant les bourreaux qui allaient certainement fondre sur lui d’un instant à l’autre. Mais personne ne vint. Les deux hommes étaient partis. Il était seul, inexplicablement, dans cette pièce éclairée par un rayon de lune qui pénétrait par le rectangle d’une fenêtre.
J’ignore combien de temps je restai dehors, immobile derrière le chasse-roue qui me cachait, confondu avec l’obscurité. Je serrais contre moi le ballot formé de la cape et des armes du capitaine pour me réchauffer un peu – j’étais sorti vêtu seulement d’un pourpoint et d’une culotte, derrière la voiture de Martin Saldana et de ses sbires – et je restai ainsi fort longtemps, serrant les dents pour les empêcher de claquer. Finalement, voyant que personne ne sortait de la maison, je commençai à me faire du mauvais sang. Je ne pouvais croire que Saldana eût assassiné mon maître, mais dans cette ville et à cette époque, tout était possible. L’idée m’inquiéta sérieusement. En regardant bien, je croyais voir filtrer de la lumière par une des fenêtres, comme si à l’intérieur il y avait quelqu’un avec une lampe, mais je ne pouvais m’en assurer d’où j’étais. Je décidai donc de m’approcher prudemment pour jeter un coup d’œil.
J’allais sortir à découvert quand, par une de ces inspirations auxquelles nous devons parfois la vie, je devinai un mouvement un peu plus loin, dans l’entrée d’une maison voisine. Ce ne fut qu’un instant, mais quelque chose avait bougé, comme les ombres des choses inanimées quand elles cessent de l’être. Surpris, je réprimai mon impatience et redoublai de vigilance, le cœur battant. Au bout d’un moment, l’ombre bougea de nouveau et, au même moment, j’entendis, venu de l’autre côté de la petite place, un sifflement doux qui ressemblait à un signal : un petit air qui ressemblait à tiruli-ta-ta. Mon sang se glaça dans mes veines.
Ils sont au moins deux, me dis-je après avoir scruté les ténèbres qui envahissaient la Porte des Ames. Le premier, celui dont j’avais vu l’ombre, caché dans l’entrée d’une maison. Et l’autre, celui qui avait siffloté, un peu plus loin, dans l’angle que la place faisait avec le mur de l’abattoir.
Il y avait trois issues, de sorte que durant un moment je m’appliquai à surveiller la troisième. Quand enfin un nuage découvrit le croissant de lune, je parvins à deviner à contre-jour une troisième ombre, dans l’angle de la place.
La situation était claire et elle se présentait mal. Il m’était impossible de franchir les trente pas qui me séparaient de la maison sans me faire voir. Tout en songeant à ce qu’il convenait de faire, je défis prudemment la cape et posai l’un des pistolets sur mes genoux. Les ordonnances royales interdisaient leur usage, et je savais que si le guet me surprenait, mes jeunes os iraient bientôt vieillir sur une galère, sans que mon âge puisse excuser mon acte. Mais, foi de Basque, je m’en moquais éperdument. Et comme j’avais vu le capitaine le faire tant de fois, je m’assurai à tâtons que le silex était bien à sa place et je fis basculer le chien en essayant d’étouffer son claquement sous la cape. Puis je glissai le pistolet entre mon pourpoint et ma chemise, j’armai le deuxième et je le gardai à la main, tandis que de l’autre je me saisissais de l’épée du capitaine. Et je repris mon attente, immobile comme une statue.
Elle fut brève. Une lumière brilla dans la grande entrée de la maison, puis s’éteignit, et une petite voiture apparut par l’une des rues qui débouchaient sur la place. À côté d’elle se détacha une silhouette sombre qui s’approcha de l’entrée. Pendant quelques instants, elle s’entretint là-bas avec deux autres ombres qui venaient de faire leur apparition. Puis la silhouette noire retourna dans son coin, les ombres montèrent dans la voiture et celle-ci, tirée par deux mules noires qui lui donnaient un air funèbre avec son cocher perché sur son siège, me frôla presque avant de s’enfoncer dans la nuit.
Je n’eus pas le loisir de songer bien longtemps à cette mystérieuse voiture. Les sabots des mules résonnaient encore que, de l’endroit où était postée la silhouette noire, s’éleva un nouveau sifflotement, tiruli-ta-ta, et que de l’ombre tout près de moi monta le bruit facilement reconnaissable d’une épée que l’on sort lentement de son fourreau. Je suppliai désespérément Dieu qu’il écartât à nouveau les nuages. Mais mes prières demeurèrent vaines. Le Créateur devait être occupé à autre chose. Je commençais à perdre la tête, ne sachant plus que faire. Je laissai tomber la cape et me mis debout pour mieux voir. C’est alors que la silhouette du capitaine Alatriste apparut dans l’embrasure de la grande porte.
La suite se passa à allure extraordinaire. L’ombre qui était la plus proche de moi sortit de sa cachette et s’avança vers Diego Alatriste presque au même moment que moi. Je retins mon souffle tandis qu’elle se dirigeait vers lui, sans savoir que j’étais derrière elle. Un, deux, trois pas. En cet instant précis, Dieu voulut bien se souvenir de moi et les nuages se déchirèrent. À la faible clarté qui tomba du croissant de lune, je pus distinguer le dos d’un homme robuste qui s’approchait, l’épée au clair. Et du coin de l’œil, j’en vis deux autres s’avancer sur la place. Pendant ce temps, l’épée du capitaine dans ma main gauche, je dressai la droite qui tenait le pistolet. Je vis alors que Diego Alatriste s’était arrêté au beau milieu de la place et que dans sa main brillait son couteau de boucher, bien inutile dans les circonstances. Je fis encore deux pas en avant et je touchai presque le dos de l’homme qui me précédait avec le canon du pistolet, quand celui-ci entendit mes pas et fit volte-face. J’eus le temps de voir son visage ahuri par la surprise quand je pressai sur la détente et que le coup partit. La détonation fit résonner la Porte des Ames.
La suite fut encore plus rapide. Je criai, ou je crus le faire, en partie pour alerter le capitaine, en partie à cause du terrible recul de l’arme qui me démit presque le bras. Mais le coup de feu avait mis le capitaine en garde et, quand je lui lançai son épée par-dessus l’homme qui se trouvait devant moi – ou plus exactement qui s’y était trouvé –, il bondit vers elle, se jetant de côté pour éviter que je ne le blesse. Elle n’avait pas touché le sol qu’il l’empoignait déjà d’une main ferme. La lune se cacha une fois encore derrière les nuages, je laissai tomber le pistolet déchargé, sortis l’autre de sous mon pourpoint et, tourné vers les deux ombres qui fonçaient sur le capitaine, je visai en tenant l’arme à deux mains. Mais elles tremblaient tant que le coup se perdit, tandis que le recul me faisait tomber à la renverse. Ébloui par l’éclair de l’arme, je vis l’espace d’une seconde deux hommes armés d’épées et de dagues. Le capitaine Alatriste leur tenait tête et se battait comme un diable.
Diego Alatriste les avait vus s’approcher juste avant le premier coup de pistolet. Il est vrai qu’il s’était attendu à une embuscade dès qu’il sortirait dans la rue et qu’il s’était préparé à vendre chèrement sa peau avec son ridicule couteau. L’éclair du coup de feu le déconcerta, comme les deux autres. Un instant, il crut que c’était lui qu’on visait. Puis il entendit mon cri et, ne comprenant toujours pas ce que je pouvais faire en ce lieu et à pareille heure, il vit voler son épée en l’air, comme si elle tombait du ciel. En un clin d’œil, il s’en était emparé, juste à temps pour faire face aux deux lames qui fonçaient sur lui avec une rage aveugle. Ce fut l’éclair du second coup de feu qui lui permit de se faire une image de la situation, quand la balle passa en sifflant tout près de lui et de ses assaillants. L’un d’eux l’attaquait par la gauche et l’autre de face, presque à angle droit. Celui qu’il avait devant lui tentait de lui faire garder cette position tandis que l’autre essayait de lui décocher un coup mortel au flanc gauche ou au ventre. Il s’était déjà trouvé dans pareille situation, mais il n’est pas facile de se battre contre deux adversaires lorsque la main gauche n’est armée que d’un petit couteau. Habilement, il pivotait d’un côté puis de l’autre pour se dérober le plus possible à leurs coups, cherchant surtout à se protéger du côté gauche. Ses agresseurs le suivaient dans chacun de ses mouvements, si bien qu’au bout d’une douzaine de bottes et de feintes, ils avaient fait un tour complet autour de lui. Deux coups portés en biais glissèrent sur sa casaque en peau de buffle. Le tintement des lames faisait résonner toute la place et je ne doute pas que, si l’endroit eût été plus habité, les gens eussent accouru aux fenêtres dès mon premier coup de pistolet. C’est alors que la chance qui, comme la fortune des armes sourit à celui qui reste lucide et ferme, vint au secours de Diego Alatriste. Dieu voulut que sa lame pénètre dans la garde de l’épée d’un de ses adversaires, jusqu’aux doigts ou au poignet. Se sentant blessé, l’homme fit deux pas en arrière, en bredouillant un blasphème. Il s’était à peine remis de sa surprise qu’Alatriste avait déjà porté trois coups fulgurants à l’autre agresseur qui trébuchait et reculait à son tour. Il n’en fallut pas davantage pour que le capitaine retrouve sa sérénité et, quand celui qui s’était blessé à la main s’approcha de nouveau, le capitaine lâcha son couteau, se protégea le visage de sa paume ouverte, se fendit complètement et lui mit trois bons pouces d’acier dans la poitrine. L’élan de l’autre fit le reste et il vint s’embrocher sur la lame tandis qu’il lâchait son arme en criant : « Jésus ! ». Son épée tomba à terre avec un bruit métallique, derrière le capitaine.
Le second spadassin, qui se précipitait déjà, s’arrêta net. Alatriste tira sur son épée enfoncée dans le corps de l’autre qui s’effondra comme un sac, puis se retourna vers son dernier ennemi, le souffle court. Les nuages s’étaient suffisamment éclaircis pour qu’au clair de lune il puisse reconnaître l’Italien.
— Nous voilà à égalité, dit le capitaine, hors d’haleine.
— C’est un plaisir, répondit l’autre, et l’éclat blanc de son sourire éclaira son visage.
Il n’avait pas encore fini de parler qu’il lançait une botte basse, aussi rapide que l’attaque d’un aspic. Le capitaine, qui avait bien observé l’Italien lors de l’affaire des deux Anglais, s’y attendait. Il se déroba, tendit la main gauche pour dévier la lame et l’acier ennemi se perdit dans le vide. Mais, en reculant, le capitaine sentit qu’il avait reçu un coup dague sur le revers de la main. Sûr que l’Italien ne lui avait coupé aucun tendon, il croisa le bras droit, poing levé, épée tournée vers le bas, écartant avec un tintement sec la lame qui revenait à la charge pour une deuxième botte, aussi étonnante et habile que la première. L’Italien recula d’un pas et les deux hommes se retrouvèrent face à face, haletants. La fatigue commençait à les gagner tous les deux. Le capitaine remua les doigts de sa main blessée et constata avec soulagement qu’ils bougeaient tous. Le sang coulait sur sa main, en un ruisseau lent et chaud.
— Est-il encore possible de nous entendre ? demanda-t-il.
L’autre garda le silence quelques instants. Puis il secoua la tête.
— Non, répondit-il. Vous avez été trop stupide l’autre nuit.
Sa voix sourde était celle d’un homme fatigué et le capitaine se dit que son adversaire en avait assez lui aussi.
— Et maintenant ?
— Maintenant, c’est votre tête ou la mienne.
Il y eut encore un silence. L’Italien bougea légèrement, Alatriste fit de même, sans baisser la garde. Ils tournèrent lentement l’un autour de l’autre, mesurant leurs forces. Sous sa casaque de cuir, le capitaine sentait sa chemise trempée de sueur.
— Je peux savoir votre nom ?
— Aucune importance.
— Vous vous cachez donc, comme un coquin. Le rire âpre de l’Italien résonna.
— Peut-être. Mais je suis un coquin vivant. Et vous, vous êtes mort, capitaine Alatriste.
— Pas encore.
Son adversaire parut réfléchir, puis il jeta un regard sur le corps inerte de l’autre spadassin. Il me regarda ensuite, toujours à terre, près du troisième sbire qui bougeait encore faiblement. Le coup de pistolet avait dû lui faire une vilaine blessure, car nous l’entendions gémir à voix basse et réclamer la confession.
— Non, conclut l’Italien. Je pense que vous avez raison. Cette nuit n’est pas la mienne.
Sur ce, il fit mine de s’en aller. Mais dans le même mouvement, de sa main gauche, il se saisit de sa dague par la lame et la lança contre le capitaine. L’arme le manqua de justesse.
— Fils de pute, grommela Alatriste.
— Morbleu, fit l’autre. Vous n’espériez pas que j’allais attendre votre permission.
Ils restèrent encore une fois immobiles, s’observant l’un l’autre. Finalement, l’Italien fit un petit geste, Alatriste en fit un autre et, toujours prudents, ils relevèrent leurs épées qui se touchèrent avec un léger cliquetis, puis les abaissèrent de nouveau.
— Par Belzébuth, soupira finalement l’Italien. Jamais deux sans trois.
Et il s’éloigna très lentement à reculons, sans perdre de vue le capitaine, sa lame devant lui. Ce n’est que presque arrivé au coin de la rue qu’il se décida à rengainer son épée.
— Maintenant que j’y pense, dit-il quand il fut sur le point de disparaître dans l’ombre. Je m’appelle Gualterio Malatesta. Vous m’entendez bien ?… Et je suis de Palerme… Je veux que vous vous en souveniez, le jour où je vous tuerai !
L’homme grièvement blessé par mon coup de pistolet continuait à réclamer la confession. Il avait la moitié de l’épaule arrachée et l’os de la clavicule, réduit en bouillie, était visible par la blessure. Dans peu de temps, le diable allait être bien servi. Diego Alatriste lui lança un rapide coup d’œil, indifférent, fouilla dans ses poches comme il l’avait fait précédemment avec le mort, puis se dirigea vers moi et s’accroupit. Il ne me remercia point, ni ne me dit ce que devrait dire quelqu’un quand un jeune garçon de treize ans vient de lui sauver la vie. Il me demanda simplement si tout allait bien. Quand je lui eus répondu que oui, il mit son épée sous son bras et, me prenant de l’autre par les épaules, m’aida à me relever. Sa moustache frôla un instant mon visage et je vis que ses yeux, plus clairs que jamais à la lumière de la lune, m’observaient avec une étrange fixité, comme s’ils me voyaient pour la première fois.
Le moribond gémit encore, réclamant la confession. Le capitaine se retourna et je vis qu’il réfléchissait.
— Va à Saint-André chercher un prêtre pour ce malheureux, dit-il finalement.
Je le regardai, indécis, et il me sembla deviner sur son visage une grimace remplie d’amertume.
— Il s’appelle Ordonez, ajouta-t-il. Je l’ai connu en Flandre.
Puis il ramassa ses pistolets et s’en alla. Avant d’obéir, je m’en fus jusqu’au chasse-roue chercher la cape, puis je courus derrière lui pour la lui remettre. Il la jeta sur son épaule et leva la main pour me toucher légèrement la joue, avec une tendresse que je ne lui connaissais pas. Il continuait à me regarder avec ces mêmes yeux de tout à l’heure, quand il m’avait demandé si tout allait bien. Et moi, partagé entre la honte et la fierté, je sentis couler sur mon visage une goutte de sang de sa main blessée.
Après cette nuit mouvementée, ce fut le calme pendant plusieurs jours. Mais comme Diego Alatriste était bien résolu à ne pas quitter la ville ni à se cacher, nous étions constamment sur nos gardes, comme si nous avions été en campagne. Rester en vie, comme je le découvris alors, est beaucoup plus fatigant que de se laisser mourir et vous demande l’usage de vos cinq sens. Le capitaine dormait plus le jour que la nuit, et au moindre bruit, un chat sur le toit ou le grincement d’une marche, je me réveillais et le voyais en chemise, assis dans son lit, la biscayenne ou un pistolet à la main. Après l’escarmouche de la Porte des Ames, il avait essayé de m’envoyer quelque temps chez ma mère, ou chez un ami. Mais je lui avais répondu que je n’avais pas l’intention d’abandonner le champ de bataille, que je partageais son sort et que si j’avais été capable de tirer deux coups de pistolet, je pouvais bien en tirer vingt si l’occasion se présentait. Dispositions que je renforçai en déclarant que je m’enfuirais de l’endroit où il m’enverrait, quel qu’il fût. J’ignore si Alatriste apprécia ma décision, car je vous ai déjà dit qu’il n’était pas homme à exprimer ses sentiments. Mais je parvins au moins à lui faire hausser les épaules, et il ne me reparla plus de son projet. Le fait est que le lendemain je trouvai sur mon oreiller une bonne dague, nouvellement achetée rue des Armuriers : poignée damasquinée, croix d’acier et une lame bien trempée longue de six pouces, fine et à double tranchant. Une de ces dagues que nos grands-parents appelaient des miséricordes, car on s’en servait souvent pour achever l’ennemi en les faisant glisser dans les interstices des armures ou sous la visière du casque des chevaliers tombés à terre. Cette arme blanche fut la première que je possédai et je l’ai conservée avec beaucoup d’affection pendant vingt années, jusqu’au jour où, à Rocroi, je dus la laisser plantée dans les articulations de la cuirasse d’un Français. Ce qui, somme toute, fut une juste fin pour une bonne dague comme celle-là.
Tandis que nous ne dormions que d’un œil, nous méfiant même de nos ombres, Madrid n’était plus que fêtes avec la venue du prince de Galles, cette fois annoncée publiquement. Ce furent des journées de promenades à cheval, de réjouissances à l’Alcázar, de banquets, de bals masqués, sans oublier une course de taureaux sur la Plaza Mayor dont je me souviens comme de l’un des plus brillants spectacles que connut le Madrid des Autrichiens. Les meilleurs cavaliers de la cour – dont notre jeune roi – s’y illustrèrent, lançant leurs banderilles et piquant les taureaux de Jarama, donnant la preuve de leur sang-froid et de leur bravoure. Les courses de taureaux étaient, comme elles le sont encore aujourd’hui, la fête favorite du peuple madrilène et de toute l’Espagne ou presque. Le roi et notre belle reine Isabelle, quoique fille du grand Henri IV le Béarnais, et donc française, les prisaient fort. Philippe IV, aussi sage qu’élégant cavalier et bon tireur, adorait la chasse et les chevaux – un jour, il en perdit un sous lui alors qu’il tuait de sa propre main son troisième sanglier de la journée –, et c’est ainsi que l’immortalisa Diego Velázquez sur ses toiles, comme le firent en vers de nombreux auteurs et poètes, dont Lope de Vega, Don Francisco de Quevedo ou Don Pedro Calderón de la Barca dans une comédie célèbre, Le Ruban et la Fleur :
Dirai-je quel galant de bride, chaussé de bottes et d’éperons, tenant main basse et le bras rond, soucieux de bien serrer la bride, sa cape repliée, amène le maintien, qui d’un œil aigu galant a parcouru la rue, tenant l’étrier de la reine ?
J’ai déjà dit qu’à dix-huit ou vingt ans, notre bon roi était – et il le resta pendant bien longtemps – un homme aimable, coureur de jupons, gaillard et adoré de son peuple, ce bon et malheureux peuple espagnol qui a toujours considéré que ses monarques étaient les plus justes et les plus magnanimes de la terre, quand bien même leur pouvoir déclinait. Le règne du roi précédent, Philippe III, avait été bref mais funeste, livré aux mains d’un favori incompétent et vénal. Quant à notre jeune monarque, cavalier accompli mais aboulique et incapable quand il s’agissait des affaires du gouvernement, il était à la merci des réussites et des erreurs – et celles-ci furent plus nombreuses que celles-là – du comte devenu plus tard duc d’Olivares. Le peuple espagnol a bien changé depuis, du moins ce qu’il en reste. À la fierté et à l’admiration qu’il éprouvait pour ses rois a succédé le mépris ; à l’enthousiasme, la critique acerbe ; aux rêves de grandeur, la dépression la plus profonde et le pessimisme général. Je me souviens encore, et je crois que ce fut durant la course de taureaux du prince de Galles ou en une occasion postérieure, qu’une bête, particulièrement brave, ne put être réduite à la merci de ses assaillants. Personne, pas même les gardes espagnols, bourguignons et allemands de la place, n’osait s’approcher d’elle. C’est alors que du balcon de la Maison de la boulangerie, le roi, parfaitement tranquille, demanda une arquebuse à l’un des gardes et, sans rien perdre de sa royale assurance, impassible, descendit dans l’arène, rejeta sa cape en arrière, porta la main à son chapeau avec désinvolture, visa et tira. En un éclair, tout fut fini. Le taureau était mort. Conquis, le public éclata en applaudissements et en vivats et on parla de cette affaire pendant des mois, aussi bien en vers qu’en prose : Calderón, Hurtado de Mendoza, Alarcón, Vélez de Guevara, Rojas, Savedra Fajardo, Don Francisco de Quevedo lui-même et tous ceux qui à la cour étaient capables de tremper une plume dans un encrier invoquèrent les muses pour immortaliser l’exploit et chanter les louanges du monarque, le comparant tantôt à Jupiter tonnant, tantôt à Thésée tuant le taureau de Marathon. Je me souviens que le célèbre sonnet de Don Francisco commençait ainsi :
En donnant la mort au ravisseur d’Europe
dont tu es le seigneur, toi l’ibère monarque…
Et jusqu’au grand Lope de Vega qui écrivit ces lignes, adressées au taureau abattu par la main royale :
Qu’il est heureux et malheureux ton sort,
car la vie ne t’ayant donné raison,
tu ne sais ce que tu dois à ta mort.
Célèbre et adulé de tous, Lope de Vega n’avait cependant nul besoin de flatter personne. Mais voyez comment vont les choses, comment nous sommes, nous autres Espagnols, comment ici on abusa toujours des braves gens, et comme il est facile de les tromper en faisant appel à leur cœur généreux. Voyez comme on nous a poussés à l’abîme par méchanceté ou par incompétence, alors que nous méritions un sort meilleur. Si Philippe IV avait pris la tête de ses anciens et glorieux régiments pour reprendre la Hollande, vaincre le roi Louis XIII et son ministre Richelieu, débarrasser l’Atlantique des pirates et la Méditerranée des Turcs, envahir l’Angleterre, hisser la croix de Saint-André sur la Tour de Londres et sur la Sublime Porte, il n’aurait pas suscité plus d’enthousiasme chez ses sujets qu’en mettant à mort ce taureau avec la grâce qui était la sienne… Quelle différence avec cet autre Philippe IV que j’allais moi-même escorter trente ans plus tard, veuf, ses fils morts, souffreteux ou dégénérés, en une longue procession à travers une Espagne déserte, dévastée par les guerres, la faim et la misère, acclamé tièdement par quelques malheureux paysans qui pouvaient encore se presser au bord du chemin ! Endeuillé, vieilli, défait, en route pour la frontière de la Bidassoa pour consommer l’humiliation de donner sa fille en mariage à un roi français, signant ainsi l’acte de décès de cette malheureuse Espagne qu’il avait conduite au désastre, gaspillant l’or et l’argent de l’Amérique en vaines fêtes, enrichissant fonctionnaires, hommes d’église, nobles et favoris corrompus, jonchant de tombes d’hommes valeureux les champs de bataille de la moitié de l’Europe.
Mais rien ne sert d’aller au-devant des années. L’époque dont je parle était encore bien éloignée d’un futur si lamentable et Madrid était toujours la capitale de l’Espagne et du monde. Ces jours-là, comme les semaines qui suivirent et les mois que durèrent les fiançailles de notre infante Maria, la ville et la cour les passèrent en fêtes de toutes sortes, tandis que les belles dames et les gentilshommes les plus gracieux se pavanaient avec la famille royale et son illustre invité dans la Calle Mayor ou la rue du Prado, en promenades élégantes dans les jardins de l’Alcázar, près de la Fontaine del Acero et dans les pinèdes de la Casa de Campo. En respectant bien entendu les règles les plus strictes de l’étiquette qui voulait que les deux fiancés ne fussent jamais seul à seul et que les surveillât constamment – au grand désespoir du fougueux damoiseau – une nuée de majordomes et de duègnes. Loin de la sourde lutte diplomatique que se livraient les chancelleries pour ou contre le mariage, la noblesse et le peuple de Madrid rivalisaient en hommages à l’héritier du trône d’Angleterre et à sa suite de compatriotes qui, peu à peu, vinrent le rejoindre à la cour. On disait en ville que l’infante se mourait d’envie d’apprendre le parler anglais et que le prince Charles, résolu à embrasser la vraie foi, étudiait avec des théologiens la doctrine catholique. Rien n’était plus éloigné de la réalité, comme on le vit plus tard. Mais sur le moment, et dans un tel climat de bonne volonté, les rumeurs, la prestance, la courtoisie et les bonnes manières du jeune prétendant firent que sa popularité alla grandissant. Ce qui plus tard ferait oublier les insolences et les caprices de Buckingham, qui prenait de plus en plus d’assurance avec le temps. Nommé duc par le roi Jacques, il comprit, comme Charles, que ce mariage serait une entreprise longue et ardue. Buckingham se révéla alors sous un nouveau jour peu aimable de jeune favori mal élevé et empreint d’une arrogance frivole, ce que toléraient à grand-peine les sévères hidalgos espagnols, surtout quand il s’agissait de ces trois questions qui, à l’époque, étaient sacrées : le protocole, la religion et les femmes. Buckingham finit par se comporter si mal que seules l’hospitalité et la bonne éducation de nos gentilshommes évitèrent, en plus d’une occasion, qu’un gant ne volât au visage de l’Anglais en réponse à quelque insolence, avant que la question ne trouvât sa solution, comme il eût convenu, devant témoins et par l’épée, au petit matin, dans le Prado de l’ordre de Saint-Jérôme ou à la Porte de la Vega. Quant au comte d’Olivares, ses relations avec Buckingham allèrent de mal en pis après les premiers jours de courtoisie obligée, ce qui, à la longue, quand les fiançailles échouèrent, eut de néfastes conséquences pour les intérêts de l’Espagne. Aujourd’hui que les années ont passé, je me demande si Diego Alatriste n’aurait pas mieux fait de trouer la peau de l’Anglais cette fameuse nuit, en dépit de ses scrupules et aussi vaillant que se fût montré le maudit hérétique. Mais allez donc savoir. De toute façon, on régla plus tard le compte de Georges Villiers dans son propre pays, quand un puritain du nom de Felton, poussé à ce qu’on dit par une certaine Milady de Winter, lui donna plus de coups de poignard dans les entrailles qu’il y a d’orémus dans un missel.
Enfin. Ces détails foisonnent dans les annales de l’époque où le lecteur intéressé trouvera de quoi satisfaire sa curiosité. Revenons-en à notre histoire.
Je me contenterai de dire qu’en ce qui concerne le capitaine Alatriste et moi-même, nous ne participâmes point aux réjouissances de la cour, faute d’y avoir été invités et de l’envie d’y paraître. Comme je l’ai déjà dit, les jours qui suivirent l’échauffourée de la Porte des Ames se déroulèrent sans incidents, sans doute parce que ceux qui tiraient les fils de cette affaire étaient trop occupés par les allées et venues de Charles de Galles pour s’intéresser à de menus détails – et par là je veux parler de nous. Mais nous savions bien que tôt ou tard il nous faudrait payer la note. Tant il est vrai qu’après le soleil vient toujours la pluie.
J’ai déjà parlé de ces lieux de rencontre, les mentideros, où les oisifs venaient échanger nouvelles, médisances et rumeurs qui couraient dans la ville. Il y en avait trois principaux – San Felipe, Losas de Palacio et Représentantes – mais le plus fréquenté était celui de San Felipe, sur le parvis de l’église des augustins, entre les rues Correos, Mayor et Esparteros. Le parvis surplombait la Calle Mayor. Le long des marches s’alignaient des échoppes où l’on vendait des jouets, des guitares et de la bimbeloterie, alors que le parvis proprement dit formait une vaste esplanade pavée, entourée de balustrades. De cette espèce de tribune où l’on se promenait d’un groupe à l’autre, on pouvait voir passer gens et voitures. San Felipe était le lieu le plus animé, bruyant et populaire de tout Madrid. Comme il était proche des Postes Royales où arrivaient les lettres et les nouvelles du reste de l’Espagne et du monde, et que l’on y dominait la plus grande rue de la ville, c’était une sorte de promenoir en plein air où s’échangeaient opinions et ragots, tandis que paradaient les soldats, médisaient les prêtres, œuvraient les voleurs à la tire et faisaient feu de leur esprit les poètes, grands et petits. Don Francisco de Quevedo et Alarcon le Mexicain, parmi d’autres, le fréquentaient. Toute nouvelle rumeur ou mensonge qu’on y lançait se mettait à courir de bouche à oreille et rien n’échappait à ces langues qui savaient tout et mettaient en pièce tout un chacun, depuis le roi jusqu’au dernier des vilains. Bien des années plus tard, Agustín Moreto citait encore ce lieu dans une de ses comédies en mettant ces paroles dans la bouche d’un paysan et celle d’un militaire :
— Quoi, vous ne quittez ce parvis !
— C’est ici qu’on voit ses amis.
Ces dalles m’ont ensorcelé ;
car n’ai au monde jamais trouvé
terre si fertile en quolibets.
Et jusqu’au grand Miguel Cervantès, que Dieu l’ait dans toute sa gloire, avait écrit sans son Voyage au Parnasse :
Adieu parvis de San Felipe,
à bas le Turc et vive la vie,
c’est la gazette que je lis.
Je vous livre ces citations afin que vous sachiez à quel point l’endroit était fameux. On y discutait en petits groupes des affaires de Flandre, d’Italie et des Indes avec la gravité d’un Conseil de Castille, on y répétait ragots et épigrammes, on y couvrait de fange l’honneur des dames, des comédiennes et des maris cocus, on y adressait de sanglants quolibets au comte d’Olivares, on y narrait à voix basse les aventures galantes du roi… Bref, c’était un lieu des plus agréables où l’esprit pétillait, source de nouveautés et d’autant de médisances. On s’y rassemblait tous les jours vers onze heures. Une heure plus tard, la cloche sonnait l’angélus et chacun se découvrait puis retournait vaquer à ses occupations, laissant le champ libre aux mendiants, aux étudiants pauvres, aux femmes de petite vertu et aux gueux qui venaient y attendre la généreuse soupe des augustins. Le parvis recommençait à s’animer dans l’après-midi, à l’heure de la promenade dans la Calle Mayor, et l’on regardait alors les dames passer dans leurs carrosses, les catins qui se donnaient des airs ou les pensionnaires des bordels voisins – il en existait un fort célèbre juste de l’autre côté de la rue –, susciter sur leur passage compliments galants et plaisanteries. Tout cela durait jusqu’à ce que la cloche sonne la prière de l’après-midi. On se recueillait alors, le chapeau à la main, puis l’on s’en retournait à la maison jusqu’au lendemain. Chacun chez soi et Dieu chez tout le monde.
J’ai déjà dit que Don Francisco de Quevedo fréquentait le parvis de San Felipe où il était souvent accompagné de ses amis, le licencié Calzas, Juan Vicuna ou le capitaine Alatriste. L’estime dans laquelle le poète tenait mon maître obéissait, entre autres, à des considérations pratiques : il s’embrouillait constamment dans des disputes et querelles de jalousie avec bon nombre de ses collègues, chose courante à l’époque et encore aujourd’hui dans notre pays de traquenards et d’envies fratricides où la parole offense et tue aussi bien ou même mieux que l’épée. Certains, comme Luis de Góngora ou Juan Ruiz de Alarcón, étaient ses ennemis jurés, et pas seulement dans l’auguste royaume des lettres. Voici, par exemple, ce que disait Góngora de Don Francisco de Quevedo :
Muse qui souffle et point n’inspire,
traîtresse qui sais, palsambleu,
glisser, poser tes doigts bien mieux
dans ma bourse que sur sa lyre.
Le lendemain, c’était la riposte. Don Francisco contre-attaquait en faisant donner sa plus grosse artillerie :
Ce sommet de vice et d’insulte,
lui chez qui les vents sont sirènes,
de Góngora le cul, le culte,
un bougre n’en voudrait à peine.
Ou ces autres vers, célèbres pour leur férocité, qui couraient d’un bout à l’autre de la ville, chantant pouilles au pauvre Góngora :
Homme chez qui la pureté
fut si mince, hormis sa race,
que jamais n’ai vu que je sache
merde de sa bouche tomber.
Joliesses que l’implacable Don Francisco réservait aussi au pauvre Ruiz de Alarcón dont il aimait railler impitoyablement la disgrâce physique, car il était bossu :
Qui au sein a des écrouelles
et sur le flanc et sur les os ?
Bobosse.
Ces vers circulaient sous le couvert de l’anonymat, mais tout le monde savait quelle plume fielleuse les fabriquait. Naturellement, les autres ne demeuraient pas en reste et faisaient pleuvoir sonnets et couplets. Mais à peine les lisait-on dans les mentideros que Don Francisco ripostait avec une plume trempée dans l’encre la plus corrosive qu’on pût imaginer. Et quand il ne s’agissait pas de Góngora ou d’Alarcón, il s’en prenait aux autres. Car les jours où le poète se levait du mauvais pied, il faisait feu de tout bois :
Connard tu es, tiens, jusqu’aux trousses, labourant avec tes deux tempes ; si longues cornes sur ta hampe, que dans la boue tu t’éclabousses.
Et ainsi de suite. De sorte que, même brave et bon bretteur, le grognon poète était rassuré d’avoir à ses côtés un homme de la trempe de Diego Alatriste à l’heure de se promener parmi d’éventuels ennemis. L’homme auquel s’adressait ce dernier poème – ou un autre qui crut s’y reconnaître, car dans le Madrid de l’époque les cocus ne manquaient pas – accourut sur le parvis de San Felipe pour demander des explications, escorté d’un ami, un matin que Don Francisco se promenait avec le capitaine. L’affaire fut réglée à la tombée de la nuit avec un peu de fer, derrière le mur des Récollets, tant et si bien que le présumé cocu et son ami, une fois guéris des estafilades qu’ils avaient reçues au passage, ne lurent désormais que de la prose et ne jetèrent jamais plus les yeux sur le moindre sonnet.
Ce matin-là, donc, sur le parvis de San Felipe, tout le monde parlait du prince de Galles, de l’infante, des derniers cancans de la cour, ainsi que de la guerre qui reprenait en Flandre. Je me souviens qu’il faisait beau et que le ciel était bleu et limpide entre les toits des maisons. Le parvis grouillait de monde. Le capitaine Alatriste, qui continuait à se montrer sans craintes apparentes – sa main, pansée après le guet-apens de la Porte des Ames, était hors de danger –, portait des guêtres, des chausses grises et un pourpoint foncé qu’il avait fermé jusqu’au cou. Malgré la tiédeur de l’air, il avait jeté sa cape sur ses épaules pour dissimuler la crosse d’un pistolet, à côté de sa dague et de son épée. Contrairement à la plupart des anciens soldats de l’époque, Diego Alatriste n’aimait guère les vêtements et ornements de couleur et la seule chose qui attirât l’attention dans son habit était la plume rouge qui décorait son chapeau à large bord. Même ainsi, son aspect contrastait avec la sévère sobriété du costume noir de Don Francisco de Quevedo que seule démentait la croix de Saint-Jacques cousue sur la poitrine, sous un petit manteau, noir lui aussi. Je venais de porter des lettres pour eux à la poste royale et ils m’avaient autorisé à les accompagner. Leur groupe, composé du licencié Calzas, de Vicuna, du père Ferez et de quelques connaissances, devisait à côté de la balustrade qui donnait sur la Calle Mayor. On commentait la dernière impertinence de Buckingham qui, avait-on appris de bonne source, avait osé courtiser l’épouse du comte d’Olivares.
— Perfide Albion, disait le licencié Calzas qui ne pouvait plus souffrir les Anglais depuis que, bien des années plus tôt, alors qu’il rentrait des Indes, il avait failli être fait prisonnier par Walter Raleigh, un corsaire qui avait démâté leur navire et tué quinze hommes d’équipage.
— La manière forte, renchérit Vicuna en fermant le seul poing qu’il lui restait. Ces hérétiques ne comprennent que la manière forte… C’est ainsi qu’ils remercient le roi de son hospitalité !
Circonspects, les autres membres du groupe acquiesçaient avec tiédeur. Il y avait là deux prétendus anciens soldats aux moustaches féroces qui n’avaient jamais entendu un coup d’arquebuse de leur vie, deux ou trois oisifs, un étudiant de Salamanque à la cape râpée, famélique et dégingandé, qui répondait au nom de Juan Manuel de Parada, ou de Pradas, un jeune peintre récemment arrivé à Madrid et recommandé à Don Francisco par son ami Juan de Fonseca, et un savetier de la rue Montera appelé Tabarca, connu pour être le chef de claque de ceux qu’on appelait les mousquetaires : la plèbe des parterres, celle qui assistait aux comédies debout, applaudissant ou sifflant sur commande, et qui décidait ainsi de leur succès ou de leur échec. Quoique roturier et analphabète, ce Tabarca était un homme grave et redoutable qui se piquait de tout savoir. Chrétien de vieille souche et hidalgo venu à moins, prétendait-il – comme presque tout le monde. En raison de son influence auprès de la populace des théâtres, les auteurs qui tentaient de se faire connaître à la cour, et même certains qui y étaient déjà connus, le flattaient sans vergogne.
— De toute façon, ajouta Calzas avec un clin d’œil cynique, on dit que la légitime du favori ne fait pas la dégoûtée quand on lui conte goguettes. Et Buckingham est beau garçon.
Le père Ferez se scandalisa :
— Je vous en prie, monsieur le licencié !… Tenez votre langue. Je connais son confesseur et je puis vous assurer que Dona Inès de Zúniga est une pieuse et sainte femme.
— Des saintes – répondit Calzas effrontément – l’enfer et les bordels en sont pleins.
Calzas riait, railleur et goguenard, tandis que le père se signait en lançant un coup d’œil à la ronde, un peu inquiet. Le capitaine Alatriste foudroya l’avocat du regard pour oser parler avec un tel sans-gêne en ma présence. Quant au jeune et plaisant peintre qui répondait au nom de Diego de Silva, un Sévillan de vingt-trois ou vingt-quatre ans au fort accent andalou, il nous regardait tour à tour comme s’il se demandait dans quel piège il avait bien pu tomber.
— Avec votre permission… commença-t-il timidement en levant un index taché de peinture à l’huile.
Personne ne fit vraiment attention à lui. Malgré la recommandation de son ami Fonseca, Don Francisco de Quevedo n’oubliait pas que le jeune peintre avait exécuté, à peine arrivé à Madrid, un portrait de Luis de Góngora et, quoiqu’il n’eût rien contre le jeune homme, il avait décidé de le punir de ce péché en faisant comme s’il n’existait pas, pour quelques jours au moins. En vérité, Don Francisco et le jeune Sévillan devinrent très vite des intimes et le meilleur portrait que nous ayons du poète nous vient précisément de ce même jeune homme qui, avec le temps, allait aussi devenir l’ami de Diego Alatriste et le mien quand il se fit mieux connaître sous le nom de sa mère : Velázquez.
Bien. Je vous racontais donc qu’après la tentative infructueuse du jeune peintre pour intervenir dans la conversation, quelqu’un mentionna la question du Palatinat et tous s’emberlificotèrent dans une discussion animée à propos de la politique espagnole en Europe centrale. Tabarca le savetier y mit son grain de sel avec le plus grand aplomb du monde, donnant son avis sur le duc Maximilien de Bavière, l’Électeur palatin et le pape de Rome qui, il en avait la conviction, s’entendaient en sous-main. Un des présumés miles gloriosus intervint à son tour, assurant qu’il possédait des nouvelles fraîches de l’affaire, fournies par un beau-frère qui servait au palais. La conversation tourna court quand tous, sauf l’abbé Ferez, se penchèrent par-dessus la balustrade pour saluer quelques dames qui passaient, assises dans une voiture découverte, entourées de brocarts et de vertugadins, en route vers les bijouteries de la Porte de Guadalajara. C’étaient des courtisanes, autrement dit des catins de luxe. Mais, dans l’Espagne des Autrichiens, même les putains se donnaient de grands airs.
Tous se recouvrirent et la conversation reprit. Don Francisco, qui n’y prêtait qu’une oreille distraite, s’approcha de Diego Alatriste et, d’un signe du menton, lui montra deux individus qui se tenaient à distance, dans la foule.
— Vous suivraient-ils, capitaine ? demanda-t-il à voix basse, l’air de rien. Ou est-ce moi ?
Alatriste jeta un regard discret aux deux hommes. Ils avaient l’air d’argousins ou de sicaires.
Se sentant observés, ils s’étaient retournés légèrement en se dissimulant.
— Je dirais que c’est moi, Don Francisco. Mais avec vous et votre plume, on ne sait jamais.
Le poète regarda mon maître en fronçant le sourcil.
— Supposons qu’il s’agisse de vous. L’affaire est grave ?
— Peut-être.
— Soit. Eh bien, puisqu’il faut nous battre, battons-nous… Avez-vous besoin d’aide ?
— Pas pour le moment – le capitaine regardait les spadassins en plissant légèrement les paupières, comme s’il voulait graver leurs visages dans sa mémoire… De plus, vous avez déjà suffisamment d’ennuis pour vous charger des miens.
Don Francisco se tut. Puis il tordit sa moustache et, après avoir ajusté ses besicles, lança aux deux quidams un regard résolu et furieux.
— Quoi qu’il en soit, conclut-il, s’il faut nous battre, deux contre deux font la partie égale. Vous pouvez compter sur moi.
— Je le sais, répondit Alatriste.
— Zis, zas, en garde et sus à l’ennemi – le poète avait posé la main sur le pommeau de son épée qui dépassait sous son petit manteau. Je vous dois bien cela. Et mon maître n’est pourtant pas Pacheco.
Le capitaine répondit à son sourire malicieux.
Luis Pacheco de Narvaéz était le maître d’armes le plus réputé de Madrid. Il donnait même des leçons au roi. L’homme avait écrit plusieurs traités sur le maniement des armes. Un jour qu’il se trouvait chez le président de Castille, Don Francisco de Quevedo et lui se mirent à ergoter sur des vétilles. Ayant résolu d’en avoir le cœur net dans une démonstration amicale, ils prirent leurs lames et Don Francisco toucha maître Pacheco à la tête dès le premier assaut, faisant voler son chapeau. Depuis, l’inimitié entre les deux hommes était devenue mortelle. L’un avait dénoncé l’autre devant le tribunal de l’Inquisition et celui-là avait peint un portrait fort peu charitable du premier dans L’Histoire de la vie du filou don Pablo qui, bien qu’imprimée deux ou trois ans plus tard, circulait déjà sous forme de copies manuscrites dans tout Madrid.
— Voici Lope de Vega, dit quelqu’un.
Tous se découvrirent quand le grand Félix Lope de Vega Carpio apparut, fendant lentement la foule qui s’écartait sur son passage. Il s’arrêta quelques instants pour deviser avec Don Francisco de Quevedo qui le félicita pour la comédie qu’on allait représenter le lendemain au théâtre du Prince, un événement auquel Diego Alatriste avait promis de m’emmener, car je n’étais jamais allé au théâtre. Puis Don Francisco fit les présentations.
— Le capitaine Don Diego Alatriste y Tenorio… Vous connaissez déjà Juan Vicuna… Diego Silva… Ce jeune garçon est Iňigo Balboa, fils d’un militaire tombé en Flandre.
Entendant cela, Lope de Vega me caressa doucement le sommet de la tête. Je le voyais pour la première fois et je devais toujours me souvenir de sa contenance grave et digne de sexagénaire qui, avec son habit noir, faisait penser à celle d’un ecclésiastique, de ses cheveux courts, presque blancs, de sa moustache grise et de ce sourire cordial, un peu absent, comme fatigué, qu’il nous adressa avant de poursuivre son chemin, salué respectueusement par tout le monde.
— N’oublie jamais cet homme ni ce jour, me dit le capitaine en me donnant une pichenette affectueuse là où Lope de Vega m’avait touché.
Et je ne l’ai jamais oublié. Aujourd’hui encore, tant d’années plus tard, je porte la main au sommet de ma tête et j’y sens le contact des doigts affectueux du Phénix des beaux esprits. Il n’est plus, comme Don Francisco de Quevedo, comme Velázquez, comme le capitaine Alatriste, comme cette époque misérable et magnifique que je connus alors. Mais subsiste encore dans les bibliothèques, dans les livres, sur les toiles, dans les églises, les palais, les rues et les places, la trace indélébile que ces hommes laissèrent durant leur passage sur cette terre. Le souvenir de la main de Lope de Vega disparaîtra avec moi quand je mourrai, comme l’accent andalou de Diego de Silva, le son des éperons d’or de Don Francisco quand il boitait, ou le regard vert et serein du capitaine Alatriste. Mais l’écho de leurs vies singulières continuera de résonner tant qu’existera ce lieu aux contours imprécis, mélange de peuples, de langues, d’histoires, de sangs et de rêves trahis : cette scène merveilleuse et tragique que nous appelons l’Espagne.
Je n’ai pas oublié non plus ce qui se passa ensuite. L’heure de l’angélus approchait quand, devant les échoppes qui se trouvaient au pied de San Felipe, s’arrêta un carrosse noir que je connaissais bien. J’étais appuyé contre la balustrade du parvis, un peu à l’écart, écoutant mes aînés. Et le regard que je découvris en bas, fixé sur moi, me parut refléter la couleur du ciel qui se déployait au-dessus de nos têtes et des toits ocre de Madrid, au point que tout ce qui m’entourait, sauf cette couleur, ou ce regard, ou le ciel, disparut de ma vue. Comme une douce agonie de bleu et de lumière à laquelle j’eusse été incapable de me soustraire. C’est ainsi que je veux mourir, me dis-je en cet instant : baigné dans une couleur semblable. Je m’écartai alors un peu plus du groupe et descendis lentement l’escalier, sans vraiment le vouloir, comme prisonnier d’un philtre hypnotique. Un instant, comme dans un éclair de lucidité au milieu de cette extase, alors que je descendais de San Felipe à la Galle Mayor, je sentis que me suivait, à des lieues et des lieues de distance, le regard inquiet du capitaine Alatriste.